Des enfants jouent devant des maisons traditionnelles en pisé et à toit plat, dans l’ombre clairsemée de grands eucalyptus aux formes grêles. Une éolienne tinte dans le vent. Au loin, aux confins de la plaine sablonneuse plantée de rares épineux, des collines dessinent l’horizon d’un ciel toujours bleu.

Bakan Assalam, le «lieu de la paix», est le nom de ce village d’enfants, quatre-vingts enfants trouvés, abandonnés ou orphelins de mère à la naissance. Ceux qui ont une famille y retourneront, une fois tirés d’affaire. Les nouveaux-nés et les tout-petits sont à la pouponnière, les plus grands en « familles » de cinq ou six enfants avec des «mamans» tchadiennes.

Je m’y trouve lorsque arrive le plus jeune, au mois de septembre de cette année-là. Un inconnu se présente, vêtu de l’ample boubou traditionnel. Il explique que sa femme est morte en accouchant d’un petit garçon. Il soulève alors son vêtement et nous découvrons un minuscule nouveau-né, couché sur un petit plat tressé posé dans le creux de son bras. Un bout de tissu usagé est noué par les deux coins autour du cou du bébé pour le vêtir, Il s’appelle Youssouf et pèse 1700 grammes.

Marguerite a eu l’idée de créer ce village d’enfants qu’elle dirige avec Erika. Elle prend Youssouf dans ses bras. En arabe, elle explique au père que c’est au nom du Christ et d’un amour pour tous les hommes que le village existe. Elle s’occupera de Youssouf jusqu’à ce qu’il puisse le reprendre.

La guerre éclate dans le pays trois mois plus tard. Je suis alors repartie. Marguerite et Erika sont restées malgré les injonctions répétées des autorités demandant aux «étrangers» de quitter la région en raison du danger. Comment pour raient-elles abandonner leurs enfants?

Des opposants au régime ont plusieurs fois attaqué l’armée basée en ville. Il y a eu beaucoup de morts. Les routes sont dangereuses. L’avion n’atterrit plus. Le village d’enfants est situé à la sortie de la ville, sur la route vers l’est d’où viennent les attaquants. C’est un miracle que les obus tombés dans la cour lors de la dernière attaque n’aient pas fait de victimes. Les liaisons avec la capitale étant coupées, l’arrivée des fonds indispensables est interrompue et les réserves de la maison s’amenuisent. Plus de courrier depuis plusieurs mois. Envoyé de France un camion de vivres, vêtements et matériel destiné au village d’enfants, n’est jamais arrivé. Certainement intercepté par des troupes il doit servir maintenant au transport de soldats et d’armement.

Petit à petit, tout ce qui n’est pas indispensable a été vendu : tôles, planches, chevrons destinés à des travaux, la vieille Renault 4, une radio, différents objets... La plupart des enfants ont été renvoyés à leurs familles mais il reste seize filles et garçons orphelins.

Il y a deux jours, sans rien dire, les plus grands des enfants ont emporté au marché de la ville des journaux, des boîtes et des bouteilles vides pour les vendre. Tout fiers ils sont revenus avec quelques pièces. Des voisins ont aussi plusieurs fois offert des victuailles. Justement une voisine vient d’apporter des oeufs...

Marguerite a fait cuire du riz et prépare une omelette. Avant le repas elle relit des versets du psaume 33 qu’elle a mis en musique:

Le Seigneur suit du regard ses fidèles, ceux qui comptent sur sa bonté, pour les arracher à la mort et les garder en vie, même en temps de famine.
Elle explique aux grands enfants la réalité du Père céleste et son amour pour eux. On chante le nouveau cantique puis Erika prie : Seigneur, merci pour la nourriture d’aujourd’hui mais demain c’est Noël, nous aimerions avoir un bon repas avec de la viande et du fromage, et aussi des cadeaux...

Les enfants mangent tout en bavardant: «Si le camion était arrivé, nous aurions tout ce qu’il nous faut», «les soldats ont tout mangé», «des soldats libyens sont arrivés en ville», «moi je les ai vus! Ils tiennent leur fusil comme ça, comme s’ils allaient tirer, Pan ! Pan !», «j’ai peur»...
«Allez jouer maintenant, dit Erika. Et mettez de l’ordre pour la fête!» Que ferions-nous s’ils étaient encore quatre-vingts? pense-t-elle.

Quelques heures plus tard les enfants font irruption dans la pièce:
«Il y a un soldat dehors! il regarde dans nos cases...»
Brusquement la porte s’ouvre et un officier libyen apparaît:
«Assalam Alleikum !» «Alleik Assalam !»
«Que se passe-t-il ici ? Qui êtes-vous ? Qui sont ces enfants?» Demande le militaire d’une voix rude.
«Nous sommes des missionnaires et nous avons la charge de ces orphelins» répond Marguerite calmement.
«Pourquoi faites-vous cela?» ajoute-t-il, toujours en arabe.
«Parce que nous sommes les servantes de Dieu et de tous les hommes »
«J’ai entendu parler de vous en ville. Montrez-moi ce que vous faites.» S’ensuit la visite des lieux puis il repart, sans rien ajouter.

C’est le matin de Noël. Des guirlandes un peu défraîchies décorent la maison.

On entend soudain le grondement d’un camion et tout le monde se précipite dans la cour. C’est l’officier venu la veille. Des soldats sautent de l’arrière du véhicule et commencent à décharger des cartons qui s’entassent bientôt par terre. L’officier s’avance et tend une enveloppe: «C’est pour acheter de la viande, dit-il, mes soldats ont collecté cet argent entre eux.»

Marguerite, très émue, le remercie. Il secoue la tête Et s’en va.

Dans l’excitation générale les colis sont transportés sur les têtes jusque dans la maison. Il y a du riz, du sucre, de la farine, des biscuits, des rations de l’armée et même des bottes de fromage suisse avec de petits drapeaux!

«Appelez nos voisins pour faire la fête ! La Bible dit vrai, Dieu a fait un miracle! Gloire à Dieu !»

Ce n’est pas un conte de Noël, c’est une histoire vraie!
C’était le 25 décembre 1979 à Abéché, dans le nord du Tchad.


Avec autorisation; extrait du Livre «La Caravane» de Danielle Gounon aux éditions de : La Ligue pour la Lecture de la Bible.
Où vous pouvez vous le procurez ainsi que bien d’autre bonne lecture.